Erik Marchand Et Thierry Robin – Chants Du Centre-Bretagne "An Heñchoú Treuz"
Par JOVIAL le 22 Avril 2016
On l'ignore ou bien l'on fait semblant de l'ignorer, mais la culture bretonne est quasiment morte. Et celle que l'on affiche en grand n'est plus
qu'une carte postale, une copie bien pâle d'un passé vénéré, parfois à l'extrême, et pourtant guère si enviable. On pourrait facilement jeter la
pierre aux touristes, à ces Parisiens-là tellement détestables, aux Français ! Mais nombreux sont les Bretons eux-mêmes qui participent à la
dillution de cette culture en un produit marketing incohérent et complètement ignorant de ses propres racines. La Bigoudène a été promue emblème
national et le pays bigouden s'étend désormais de Pennmarc'h à Fougères. On se sent celte, le triskell envahit les supermarchés. Les cérémonies
druidiques reprennent comme aux temps des Gaulois, les bagadoù se font défenseurs des airs traditionnels et la fierté bretonne en oublie qu'ils ne
furent qu'importés de Grande-Bretagne dans les années 1920. Ha ! On range enfin Nolween LEROY et compagnie dans le bac « musique traditionelle »,
du superbe authentique qui sentira plus le bitume que la terre noire du penn-ty. Ce qui ne vend pas n'est plus culturel et se meurent ainsi des
arts et des manières qui n'intéressent plus personne. La Bretagne n'est pas un cas isolé et les pays dits « celtes » tels que l'Irlande connaissent
d'ailleurs le même phénomène.
Il est cependant un domaine où la culture bretonne aura le mieux résisté à cette merchandisation pourrie : la pratique du kan-ha-diskan. Pour
véritablement comprendre ce qu'est ce fameux « chant et contre-chant », il faut se rendre en Centre-Bretagne. Ces pays aux noms barbares qui sont
Poc'hêr, Bro-Dardoup, Bro-Fañch, Pourlet, Bro-Fisel et Kalanhel. Le coeur de la Bretagne bretonnante où le chant avait une place prépondérante au
cœur d'une société fortement paysanne. Travaux agricoles comme fêtes ou mariages étaient à chaque fois prétextes au chant. Les « kanerien » et «
kanerezed » (1) racontent les histoires du pays, souvenirs lointains des siècles précédents ou thèmes plus récents, de la victoire des « Rouges »
aux élections locales aux aventures grivoises de tel ou tel coureur de jupons (2). Le kan-ha-diskan garde une fonction mémorielle. Aujourd'hui, il
n'est certes plus l'expression d'un fait social (3) mais reste très ancré dans la culture propre au Centre-Bretagne.
Le kan-ha-diskan se définit, du moins à l'origine, par l'absence totale d'instruments. Deux interprètes, plus rarement trois, chantent en se
répondant suivant une technique de « tuilage » : les derniers mots de la strophe sont repris en chœur par les deux chanteurs. Chaque pays possède
son style, un rythme et une élocution qui lui sont propres, un phrasé particulier qui commandera par la suite la danse, qui en découle
inévitablement. L'influence des grands noms est également importante et le kan-ha-diskan a ses maîtres : Loeiz ROPARS, les frères MORVAN, Manu
KERJEAN, les soeurs GOADEC, Marcel GUILLOUX ou encore Yann-Fañch KEMENER.
Partir à la découverte du kan-ha-diskan n'est cependant pas chose aisée. Sa richesse et sa diversité ont de quoi déboussoler le novice. Pourquoi
donc ne pas commencer avec une œuvre qui tente de le résumer et qui, de plus, entrouvre son horizon ? An Heñchoù Treuz, les chemins de traverse en
breton, pourrait ainsi parfaitement convenir. Erik MARCHAND, infatigable collecteur et chanteur de kan-ha-diskan, nous propose un disque qui
explore les multiples facettes du genre. Accompagné par Marcel GUILLOUX sur les incroyables « Heuliad Fisel » et « Heuliad Plinn », le fondateur de
la Kreiz Breizh Akamedi officie toutefois plus souvent seul et privilégie des tons moins dansants. Il élargit cependant sa focale et ouvre les
frontières du Kreiz Breizh à la musique orientale en invitant le guitariste Thierry Robin, ici à l'oud. Et quelle belle noce ! Quelle adéquation !
Des airs tels que « Bolom Kozh » et surtout la fabuleuse « Son ar Vot » semblent avoir été écrites pour être accompagnées à l'oud. C'est beau. Le
disque reste un peu long, c'est vrai, mais parfois on toucherait presque à la transe des Soeurs GOADEC. An Heñchoù Treuz offre donc un intéressant
panorama quant aux possibilités du kan-ha-diskan. Il dévoile également le talent d'un Erik Marchand encore relativement inconnu à l'époque, dont
les futurs projets se perçoivent déjà ici : marier la musique bretonne aux autres musiques européennes et orientales. Et ce sera une réussite !
Note : 4/5
À écouter absolument : « Son ar Vot » et « Heuliad Plinn »
(1) Chanteurs/chanteuses
(2) Le kan-ha-diskan se renouvelle régulièrement et s'enrichit toujours de textes nouveaux. Ces derniers se font néanmoins de plus en plus rares,
tous comme les bretonnants.
(3) Du fait de la disparition des travaux agricoles collectifs rendus obsolètes par la mécanisation, de l'extinction progressive de la langue et
des traditions de groupes ... Il est bien rare que le sol d'une maison soit désormais aplani par le pas des danseurs au son d'une gavotte des
montagnes !
http://fp.nightfall.fr/index_9049_erik-marchand-chants-du-centre-bretagne-an-hechou-treuz.html